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Creuser



1.I

Se faufiler
Se faire de l’espace
Entrer physiquement dans la matière
            Approfondir son horizon
Creuser à heures pleines en se mouvant dans la terre, exister en brassant. On a pu constater enfant avec le seaux et le sable sous le soleil comme c’est bon de plonger les mains dans l’écoulement du temps. Ceux qui ont creusé librement racontent l’importance que ce mouvement a pris dans leur vie. Ils en témoignent lorsqu’ils se croisent : « Est-ce que vous aussi vous ne pensiez qu’à ça, y retournant dès le lever ? » ; « N’étiez-vous pas pris par une sorte d’impatience ? ». Celui qui creuse disparaît et rentre dans une autre logique. Il descend.

1.II

ll ne cherchait rien. C’était physique. Comment raconter la vitesse avec laquelle, en ouvrant le premier trou, il fut emporté ? Il s’était dit : « Si tout est comme ça ». Et tout fut comme ça. Il vécut la première expérience terrienne de son corps s’intégrant à la matière. Dans une précédente époque en Bretagne il plongeait dans l’océan. Les deux moments se ressemblaient, la terre faisait comme une enveloppe liquide. Ce ne fut jamais une tâche, bien qu’il ait pu y avoir du découragement dans la zone la plus friable. Le tragique de la vie, de l’entreprise, était
sublimé parce qu’il pouvait exprimer le meilleur de sa détermination. Il retrouvait Albert Camus : la position artistique met l’absurde à distance.

1.III

Un chemin, un bois
Un cheval, un humain
Un jour, le bois
Aurait été rasé, brisé
Grumes empilées aux abords
Et branches abandonnées
Plus un arbre debout
Tohu-bohu profondément
Dans cette blessure
La sensation naîtrait
De pouvoir vivre là, de se faire une place
Comme dans un mythe
Il plongerait au fond
De l'océan, en ramènerait des poignées de terre
Pour que pousse un nouveau continent






2


Rencontrer




2. I

Celui ou celle qui creuse et descend mobilise tout son corps et ses sens.
Cette kinesthésie l’engage entièrement. C’est pour cela que la personne disparaît : ce n’est pas qu’elle quitte le monde,
c’est qu’elle y entre enfin. Plus aucun
œil ne la surplombe sauf le soleil.
Elle fait des rencontres, se rencontre. Découvre les résidents du sol. Des peaux tombent. Dans d’intimes replis, chacun se met à exister dans le regard de l’autre.

2.II

Son corps se glissait à la place de la glaise. Il baignait tout orange dans la matrice sous un soleil de plomb. Lentement, il dégagea les pierres rencontrées dans le sol, faisant tomber l’argile qui les couvrait. À mesure qu’il avançait il comprit qu’il s’agissait d’un ensemble. Il contournait, naviguait, sondant
à la barre à mine pour entendre sonner la roche, cerner le passage de l’eau. Il remontait à tâtons le long des lignes de force, prenant garde aux équilibres modifiés, et ne cessait de découvrir les parois, les parois fraîches, les parois sorties de leur gangue. Il s’assit nu, hallucina. Il n’avait jamais à ce point été au monde.

2.III

D’abord on ne verrait rien
Il faudrait s’approcher
Sinon l’histoire resterait enfouie
Close la porte du voyage au centre de la terre
Le lecteur tournerait
Regarderait des signes qui ne pourraient être lus
Des traits, des griffes, des incises
Ne sachant comment les prononcer
Pris de mutisme
Les sens comme des pépites enveloppées
Des poupées, des concrétions secrètes


Textes extraits des dix-sept ensembles ternaires de Bruno Almosnino, Terrain.s, Editions Arts Pauvres, 176 pages, offset, quadrichromie, 2022








Les dieux chutent
2018-2022

Frappes de plomb sur placo-plâtre
Détail de l’exposition Sol Infini, Centre d’art MAGCP, Cajarc (46), 2021